Espace
vécu et vécu de l'espace :
Dimensions
conscientes et inconscientes de l'habiter
Florent
Hérouard
L'espace vécu est
l'espace du présent (présent à la conscience), des pratiques et
des représentations. Il correspond à l'espace habité, avec souvent
un où plusieurs domiciles qui forment une structuration nodale et
une série plus ou moins importante de lieux satellites qui sont
vécus au quotidien ou plus occasionnellement. Les différents lieux
qui composent l'espace vécu ne sont pas nécessairement des unités
homogènes, mais peuvent faire l'objet d'un découpage en
sous-espaces. Ainsi la maison possède différentes pièces, ainsi
que des coins et des recoins, qui n'ont pas la même fonction, qui ne
sont donc pas l'objet des mêmes pratiques et représentations. De
plus, l'espace vécu n'est pas seulement composé de lieux agréables,
ni même uniquement de lieux proches, puisque les lieux vécus
peuvent être fortement présents à la conscience et être
géographiquement et temporellement éloignés, comme le lieu de
villégiature (Frémont, 2008).
L'espace vécu est en
cela l'espace habité, puisqu'il participe à constituer
(ontologiquement, psychologiquement et socialement) l'individu qui,
simultanément, construit, en se l'appropriant cet espace (Hoyaux,
2007). L'habitant se constitue en relation avec le monde qui
l'entoure, l'espace matériel, les représentations qu'il s'en fait,
la valeur qu'il lui donne, mais aussi en relation à autrui, autre
habitant qui peuple inévitablement son espace habité (Hérouard,
2007). Il serait d'ailleurs plus juste de parler de monde vécu,
dénomination qui reprend littéralement la notion du lebenswelt,
monde des expériences vécus dans la philosophie phénoménologique
(Merleau-Ponty, 1952).
L'espace vécu possède
des fondations profondes. Il n'est pas une constitution instantanée
qui apparaîtrait à chaque étape de la vie sans lien avec le passé.
L'habiter au présent est nécessairement en tension entre un
provenir et un a-venir (Heidegger, 1964). Nous
considérerons ici que l'espace vécu est la couche supérieure d'une
sédimentation de différentes expériences vécues, notamment au
niveau des logements et des espaces fréquentés tout au long de la
vie, avec tout ce que cela appelle de relations familiales, sociales,
d'intimité, de traumatisme et de bonheurs, ce que nous appelons ici
le vécu des espaces : un nombre incalculables d'espaces qui ont été
plus ou moins marquant dans notre vie, soit pour l'espace lui-même :
une architecture marquante, un environnement agréable ; soit pour sa
fonction : un lieu de loisirs et de plaisir, un lieu de douleur et de
peine ; soit pour les relations intersubjectives que l'on y a eu :
avec les membres de la famille, des amis, un agresseur,
l'institution, etc. L'espace vécu présent sera inévitablement
recouvert tôt ou tard par de nouvelles couches de vécus,
d'expériences de l'espace.
L'espace vécu, nous le
disions, est considéré à l'heure actuelle comme l'espace de la
sphère cognitive, l'espace conscientisé, celui des pratiques
(projections corporelles, affairement), et des représentations
(projections et appropriations mentales), mais au regard de la prise
en compte de ce vécu de l'espace, de ce provenir, il est tout
à fait légitime de penser qu'une charge plus ou moins forte
d'éléments inconscients vient structurer le présent. On appelle
inconscient ici une des instances de l'appareil psychique définies
par Freud, notamment dans « l'Interprétation des rêves »
(Freud, 1900). Il s'agit de la partie non directement accessible à
la conscience dans laquelle vont se dérouler les processus
psychiques, s'inscrire les pulsions et les refoulements.
L'inconscient, instance dynamique, se manifeste de manière détournée
et incontrôlée dans les actes, les paroles, les rêves, notamment
en passant par des filtres de censure (le pré-conscient).
On peut admettre que
l'espace vécu est plus complexe qu'il n'y paraît. Sa définition et
sa maîtrise échapperaient en partie aux habitants qui n'ont pas
forcement pleinement conscience de la charge personnelle inconsciente
qu'il véhicule avec eux, et qui éclairent en partie leur situation
présente et leurs projets aussi bien résidentiels que de vie.
Cet article s'attachera,
sur la base d'une étude de cas, à mettre en lumière cette part
inconsciente véhiculée depuis le plus jeune âge et qui vient
s'imprimer, malgré nous, dans notre vécu quotidien de l'espace. On
se demandera dans quelle mesure la situation immédiate d'habiter est
constituée d'une sédimentation des expériences vécues, bonheurs,
malheurs et traumatismes, ou expériences plus anodines mais
significatives, qui se liraient dans les représentations et les
actes les plus évidents de l'habiter, mais aussi dans les recoins
moins explorés par les géographes et sociologues, dans les étapes
du développement de l'individu, dans les rêves et les
manifestations psychiques.
Pour explorer cette
dimension de l'habiter nous avons mis en œuvre une méthodologie
spécifique que nous nommons, en reprenant Gaston Bachelard (1957),
la topo-analyse. Cette méthode consiste en une série d'entretiens
non-directifs, qui s'inspire des méthodes de la psychanalyse (partie
I).
Cet article s'attardera
sur le cas d'Élise, montrant les étapes du parcours résidentiel
qui amènent à la situation actuelle, puis présentant ce qui est
une partie de la part inconsciente projetée dans cette situation
actuelle (partie II).
Il convient de noter
ici que je propose dans cet article un travail exploratoire voulant
mettre en lumière un élément, que je pense fondamental dans le
rapport des hommes à leur espace. J'écris cet article du point de
vue du géographe qui porte un grand intérêt à la psychologie,
mais cela sans être ni psychologue, ni psychanalyste. Cette
réflexion est donc proposée et ouverte à la discussion et à
l'enrichissement par des collègues autrement avertis sur ces
questions.
I – La
topo-analyse : une méthode pour explorer les fondements de l'habiter
Quel magazine ou blog de
décoration ou de mode n'a jamais titré un article « dis moi
où tu habites, je te dirai qui tu es ? »1
Il y a peu de risque, spontanément, à faire un lien entre le
chez-soi et la projection que l'on fait de soi, sujet largement
traité aujourd'hui par les sciences humaines2.
- L'apport de la psychanalyse et de la philosophie à la connaissance de l'inconscient habitant
Depuis une dizaine
d'année que nous menons des recherches sur l'habiter, notamment de
populations en situation de précarité, nous avons pu constater les
limites inhérentes à la méthode de l'entretien semi-directif. Il
ne permet pas par sa durée (de 45 min à 4h), par le mode de prise
de contact, par le déroulement des entretiens avec magnétophone, de
sonder les fondements de l'habiter, dont l'intimité et la dimension
existentielle sont centrales. On reste inévitablement en surface
d'un phénomène absolument profond. André-Frédéric Hoyaux (2002)
est l'un des seuls dans le champ de la géographie à avoir instauré
un double entretien, mais cela nous semble encore insuffisant.
La psychologie
environnementale (Ratiu et al, 2005), la psychologie clinique et la
psychanalyse (Estrade, 2009 ; Ulivucci, 2008) se sont
quelquefois penchées sur l'habiter de manière plus ou moins réussie
et/ou théorisée. Cette littérature nous permet toutefois de
postuler l'existence d'une projection consciente et inconsciente de
l'individu dans l'habiter. Cependant, il ne semble pas exister
précisément de champ psychologique qui s'intéresse à la
problématique du chez-soi et de l'habiter, ni d'école, si ce n'est
en psychologie environnementale dont l'étude des relations de
l'individu à son environnement matériel et social constitue
justement le champ de recherche, sans s'intéresser toutefois à la
dimension inconsciente de ce rapport.
La psychanalyse,
accompagnée actuellement des neurosciences, reste encore le meilleur
moyen d'accéder à cette dimension du système de conscience, mais
elle n'a que rarement eu l'habiter, comme question centrale, soit la
projection de l'homme dans son espace vécu, et semblerait même en
position de dédain par rapport à des choses qui flirtent trop avec
la matérialité comme le souligne Alberto Eiguer (2009). Cet auteur
est le représentant d'une psychologie clinique de la maison et de
l'habiter avec François Vigouroux (2003).
La référence commune,
la plus efficace et la plus complète, avec déjà plus d'un demi
siècle écoulé depuis sa publication, reste « La Poétique de
l'espace » de Gaston Bachelard (1998). Le philosophe pose les
questions simples, que finalement tout chercheur s'intéressant à
l'habiter s'est posé : qu'est-ce qui fait d'un espace, un véritable
lieu de bien-être ? Comment habiter dans la plénitude ? La réponse
résiderait dans cette part poétique, onirique et inconsciente (même
s'il parle plutôt de l'âme en opposition à l'esprit) qui nous lie
de manière constitutive à notre espace, à notre monde.
Gaston Bachelard propose
une méthode qu'il appelle topo-analyse et qui repose sur « une
psychologie systématique des sites de notre vie intime. »
Cette méthode pour Bachelard sera surtout auto-administrée. Elle
consiste en un retour réflexif et méditatif sur les lieux de notre
vie intime. Nombreux sont les auteurs qui se sont livrés
spontanément à cet exercice, notamment des écrivains comme Didier
Decoin3
qui nous parle de l'amour qu'il a pour sa maison de la Hague dans le
nord Cotentin, ou encore des géographes comme Armand Frémond qui
nous parle avec passion de sa Normandie4.
Cependant, ces exemples, même s'ils se rapprochent de topo-analyses,
n'en sont pas à proprement parler
puisqu'ils font l'objet d'une construction littéraire avec ce
que cela comporte de fiction, d'arrangement et d'auto–censure. Il
n'existe pas à notre connaissance d'étude sur l'habiter ayant
utilisé la topo-analyse préconisée par Bachelard.
Nous proposons ici une
méthodologie d'application scientifique de la topo-analyse dans le
cadre d'une approche de l'habiter en sciences humaines.
- la topo-analyse : association libre d'idées, recours aux rêves
Ce qui est appelé
topo-analyse dans cette recherche est donc une méthode d'entretiens
non-directifs répétés auprès d'une même personne, portant sur
les lieux vécus de manière temporaire ou prolongée. Elle explore
la dimension habitante de l'individu, dans son sens fort : la
projection constitutive de l'individu au monde et à autrui, soit ses
dimensions ontologique – comment suis-je ? –,
identitaire – qui suis-je ? –, et territoriale – où
suis-je et avec qui ? –5,
cela en explorant l'épaisseur historique des expériences habitantes
et les manifestations inconscientes immédiates de cette épaisseur
existentielle. Autrement dit, avec la topo-analyse, on postule que
l'habiter au présent, vers l'à-venir, relève d'une sédimentation
des expériences vécues et on cherche à décomposer les différentes
couches du millefeuilles existentiel pour donner sens à la situation
présente, au vécu de l'espace, à sa richesse, sa pauvreté,
affectivement parlant, mais aussi sa diversité, son étendue.
La topo-analyse consiste
en une série d'entretiens réguliers, le moins dirigé et orienté
possible, avec seulement parfois des apartés interprétatives qui
visent à proposer à l'interviewé des liens possibles entre les
éléments de son discours, sous forme d'hypothèses, liens qui
peuvent faire sens et éclairer l'habitant sur son propre rapport au
monde.
L'objectif de ces
entretiens est double : d'une part, ils servent à relever la
structuration personnelle à la fois psychologique, sociale et
géographique de l'habiter des individus, d'autre part, ils ont
nécessairement un impact sur les représentations et les pratiques
habitantes des individus par une sensibilisation à leur
environnement et une actualisation de leur background6
habitant.
La topo-analyse permet au
chercheur d'explorer en profondeur la dimension existentielle de
l'habiter, sa composition par sédimentation des expériences de vie,
qu'il faut plutôt voir non forcement comme une analyse systématique
des strates, mais plutôt comme une recherche d'anomalies positives
et négatives dans ces strates. C'est pourquoi la topo-analyse ne
peut pas se résumer à une simple analyse des parcours résidentiels
et des parcours de vie. Il est préférable dans ce cas de ne pas
chercher à reconstruire, par une chronologie classique, les
expériences de vie mais plutôt explorer le saupoudrage d'éléments
qui veulent bien affleurer à la conscience, qui viennent à l'esprit
des topo-analysés, éléments beaucoup plus significatifs et surtout
beaucoup moins attendus que lorsque l'on raconte son histoire de A à
Z.
Ces entretiens
non-directifs répétés jouent sur le système de l'association
libre d'idées, depuis longtemps reconnu en psychanalyse comme une
des voies d'accès à l'inconscient (Freud, 2004)7,
la répétition des entretiens permettant entre autre l'instauration
d'un véritable climat de confiance entre l'interviewé et
l'intervieweur, ce qui permet efficacement de lutter contre les
effets de censures. De plus, le cadre de l'entretien doit être pensé
pour favoriser le relâchement des défenses de l'interviewé. Le
chercheur doit ménager une situation permettant le laisser-aller,
sinon la rêverie, au moins un état de libre expression, de
relâchement de l'attention. Dans notre cas, le cadre est un bureau
individuel, dans lequel nous ménageons une distance suffisante entre
le chercheur et l'interviewé pour éviter la confrontation
intersubjective directe (yeux dans les yeux, face-à-face) ce qui a
grandement favorisé l'installation de longs silences non gênants,
l'interviewé pouvant laisser aller son regard par la fenêtre (avec
vue sur le ciel et les toits), lorsqu'il parle ou se tait.
Le récit et
l'interprétation des rêves, autre voie d'accès privilégiée
(« royale » comme l'énonce Freud) de l'inconscient, ont
été également utilisés, dans une moindre mesure. Il était
demandé aux interviewés de raconter, si l'occasion se présentait,
les rêves de maisons ou concernant des espaces connus ou imaginés.
Mis en relation avec le contenu des entretiens, l'utilisation de
cette voie s'est révélée très fructueuse.
- Protocole d'étude
Pour expérimenter cette
méthode topo-analytique, trois sujets ont été recrutés par
petites annonces à l'Université de Caen. Il était précisé que
les sujets devaient être d'un âge supérieur à 25 ans, limite
arbitraire certes, mais qui laissait supposer une plus grande
expérience résidentielle qu'un jeune venant de quitter le domicile
parental. Cette annonce décrivait succinctement une étude sur
l'espace du quotidien et l'espace onirique, précisant : « méthode
se rapprochant de la psychanalyse », afin d'éclairer un peu
les intéressés. Il était de même précisé que l'étude
consisterait en rendez-vous réguliers pendant quelques mois, afin de
souligner l'importance d'une démarche volontaire et motivée de la
part du postulant. Aucune contrepartie n'était proposée.
Une personne [Élise] a
spontanément répondu à l'annonce par email. Une autre personne
[Sandrine], faisant partie de mon réseau éloignées de
connaissances, s'est portée volontaire « si ça
m'arrangeait ». Sandrine m'a, par la suite, mis en contact avec
un de ses collègues [Éric] qui acceptait, sur ses conseils,
d'expérimenter la méthode. Le mode de prise de contact est ici
détaillé car il influence grandement le déroulement de la série
d'entretiens et la profondeur de l'exploration de l'habiter. Il
ressort en effet, qu'Élise éprouvait un véritable intérêt à
effectuer un travail personnel sur l'habiter, d'où sa réponse
spontanée. Les deux autres personnes étaient dans une démarche
moins volontariste, une démarche motivée par la curiosité et le
service qu'elles me rendaient. Ces deux séries d'entretiens
(Sandrine et Éric), bien que très intéressantes, avancent moins
vite et dévoilent moins d'aspects inconscients que la première
série (Élise). La distinction se passe notamment au niveau du
travail sur les rêves qui étayent énormément la première série
et qui sont fortement absents des deux autres séries. Cela est
significatif d'un investissement différent entre les interviewés
car retenir ses rêves nécessite un effort et seul un investissement
fort dans la démarche permet de travailler sur les rêves où
l'espace semble jouer un rôle important voire central.
Il faut noter également
que le choix des personnes suivies dans le cadre de ce travail
expérimental ne tenait pas compte de la spécificité des parcours
résidentiels, sauf à exclure de la recherche des personnes n'ayant
eu qu'un logement ou résidant encore chez leurs parents (deux cas).
De plus aucune problématique particulière n'était recherchée, ni
fréquentation de logements précaires, ou de collocation, ni cas
« pathologiques », etc. L'intérêt ici, pour commencer,
était de chercher à explorer la structuration inconsciente des
parcours résidentiels et des modes d'habiter, à partir de cas
quelconques et variés, chose importante à signaler, car ces
entretiens ont consisté en une approche globale sans chercher à
résoudre une problématique particulière sinon faire affleurer
l'inconscient habitant et en comprendre la teneur.
Nous présenterons ici le
cas d'Élise, qui a été suivie 6 mois, a raison d'une fois par
semaine, sauf empêchements et vacances. Au total, 18 séances de 50
minutes à 1 heure 30 ont eu lieu, donnant lieu a un recueil
d'informations par prise de notes (environ 200 pages format A5).
- Déroulement d'une séance
Afin de donner un aperçu
du fonctionnement d'un entretien par association d'idées, présentons
ici une séance quelconque qui nous montrera le cheminement de la
pensée d'Élise autour de son espace vécu.
La semaine précédente,
Élise n'a pas pu assister à une séance car elle s'est rendue à
Paris avec son ami pour quelques jours de détente. Lorsqu'elle
arrive en séance, comme régulièrement je lui demande si elle
souhaite aborder un sujet particulier. Elle n'a pas d'idées, alors
je lui demande de me raconter son séjour à Paris. Elle commence à
raconter de longues promenades à pieds, plus ou moins agréables (la
fatigue des bruits de la rue Saint-Ouen et les joies des librairies
sur les quais), promenades qui les mènent de Saint-Denis, où se
situe l'appartement de son père, à la place Saint-Michel. Puis elle
parle de l'appartement que son père a occupé durant des décennies
de sa vie active parisienne. L'appartement est austère, décrit-elle,
rempli de câbles électriques (domaine professionnel de son père).
Son compagnon vit mal cet environnement, alors qu'elle, dit-elle, a
intégré cette austérité, elle y est habituée. Sur cette idée,
elle bifurque sur la thématique de la maison de ses parents dans
laquelle cette austérité est également fortement palpable. Puis
elle prend comme point de comparaison la situation jugée positive de
ses beaux-parents, qui, la retraite venue, ont acheté un appartement
aux Sables-d’Olonne, sur les conseils de leur fils. Élise explique
qu'elle a eu, sur la base de cet exemple, l'idée de proposer à ses
parents de déménager à la montagne, pour leur plaisir, pour les
faire « s'ouvrir au monde ». Mais le seul projet de
déménagement envisagé par son père est la commune de Merville à
10 km de Caen où réside Élise, ce qui représente pour elle une
forte contrainte. Elle raconte ensuite que lorsqu'elle se rend chez
ses parents, elle éprouve un mélange de plaisir de les voir et de
déplaisir de ne pas se sentir accueillie par sa mère, de la
relation à son père fortement imprégnée des angoisses de ce
dernier. Sa sœur (Virginie) en fait particulièrement les frais
puisqu'il s'immisce directement dans sa vie, alors qu'elle réside à
l'autre bout de la France. Un jour, il a voulu lancer, à distance,
une procédure de justice contre les voisins de Virginie après
qu'elle s'en soit plaint au téléphone. Élise ajoute alors que sa
sœur particulièrement soumise aux angoisses paternelles, consulte
désormais un psychologue. Élise passe au récit d'un vécu négatif
de voisinage que son père a connu – une maison qui s'est
construite en face de chez ses parents – problème qui a pris une
telle ampleur dramatique, véritable traumatisme, qu'elle même rêve
encore de cette situation des années plus tard.
Par association d'idées,
Élise en vient à parler de la veille de son départ à Paris. Elle
et son compagnon se sont rendus chez ses parents pour récupérer la
clef de l'appartement de Saint-Denis. Il a été question au cours du
repas de l'enterrement des grands parents maternels qui sont
actuellement en maison de retraite à Verneuil-sur-Avre alors qu'ils
sont originaires du Touquet et qu'ils y ont toujours résidé. Les
grands parents ont choisi de laisser la décision à leurs enfants et
la mère a proposé le cimetière de Verneuil-sur-Avre. Élise a
protesté, argumentant que sa famille n'a aucune attache à cette
commune et a donc incité sa mère à réserver des places au
cimetière du Touquet. Pour Élise, même si personne ne visite la
tombe, l'idée que ses grands-parents soient enterrés au Touquet est
plus poétique alors que s'ils reposaient à Verneuil, elle
trouverait cela particulièrement triste.
Durant cette séance avec
un mince fil directeur initial, on mesure la richesse et la
profondeur du discours sur l'habiter et sur les liens familiaux. Il
est surtout question du rapport au père dans la question de la
construction habitante, des distances affectives avec les parents :
Élise qui voudrait inconsciemment les éloigner et le père qui
souhaiterait consciemment se rapprocher de sa fille. Il est question
enfin de l'enracinement et du déracinement avec le sujet de la terre
des aïeuls. Il a été question ici de l'intimité de la vie
familiale, des ressentis (surtout du mal-être), mais très peu au
final du sujet d'amorce l'espace occasionnellement vécu de
l'appartement de Saint-Denis et de la région parisienne.
Il faut préciser que
cette séance n'a rien d'extraordinaire dans son déroulement par
rapport aux autres séances. Le choix de présenter celle-ci est
arbitraire. Généralement avec Élise une séance débute par le
récit d'un rêve dans lequel l'espace, où la localisation, semble
jouer un rôle important, cela menant chaque fois à des digressions
sur les pratiques habituelles ou extraordinaires de l'espace et les
relations sociales et familiales.
II – Étude de cas :
Constitution de l'habiter d'Élise
La richesse des
entretiens effectués auprès d'Élise ne permet pas de rendre compte
ici de l'intégralité des thématiques abordées, mais seulement de
deux axes complémentaires qui semblent prédominants dans la
constitution de son habiter et qui apparaissent par recoupement de
divers éléments essaimés au cours de ces 18 séances. Toutes les
hypothèses d'interprétations exposées par la suite ont été
proposées à Élise, discutées, reformulées et validées par elle.
L'exploration de
l'inconscient dans l'habiter nécessite pour les personnes
interrogées de se livrer intimement beaucoup plus qu'à l'occasion
d'un entretien semi-directif. Pour cette raison, et pour garantir
l'anonymat assuré durant les séances, l'identité et le profil
socio-démographique d'Élise ont été modifiés, tout
en tentant de garantir la cohérence des informations recueillies.
- Parcours résidentiel et espaces vécus
Afin de favoriser la
compréhension de l'analyse qui suit et de replacer le contexte
général, présentons tout d'abord le parcours résidentiel d'Élise
et sa situation de logement actuelle. La première séance
d'introduction correspond à un entretien classique sur le parcours
résidentiel, à la fois pour placer des repères temporels et
géographiques, et à la fois pour entrer progressivement dans le
système de l'association libre d'idées.
Élise a 32 ans, elle est
étudiante en littérature classique, après avoir conclu un cursus
de cinéma et travaillé dans le milieu culturel comme chargée de
projets à différents postes pendant plusieurs années.
Une enfance loin de
tout : Élise est née à Bernay et y a résidé dans un quartier
de grands ensembles plus de trois ans [logement 1]. Son premier
souvenir est une dispute entre ses parents, ce qui lui permet de
relocaliser quelques pièces de la maison dans lesquelles les parents
s'étaient réfugiés séparément : la chambre pour la mère, le
salon pour le père. A la naissance de sa sœur, les parents décident
d'acheter une maison. Élise se souvient qu'il a été question de
s'installer dans le centre de Bernay, ce qui aurait changé
positivement sa vie, dit-elle. Mais au lieu de cela, ses parents
arrêtent leur choix sur une maison dans un petit village que nous
nommerons Anneville-sur-Eure [Log 2]. La majorité des souvenirs liés
à ce lieu sont négatifs (elle n'en garde aucun souvenir vraiment
heureux). Élise parle de cette période comme « la période
grise », période où elle dit avoir été en dépression.
Une décohabitation
classique pour les études : Elle quitte Anneville, à 18 ans,
pour Caen où elle intègre une formation d'art du spectacle. Elle
vit d'abord seule dans un studio (2 ans) [Log 3], puis s'installe
avec son compagnon, lui aussi étudiant, dans un immeuble (3 ans)
[Log 4] dans lequel elle a l'impression d'être la seule personne
« normale », les autres occupants relevant d'états
pathologiques ou souffrant d'inadaptation sociale, selon elle. La
situation devient d'autant plus invivable qu'Élise rencontre des
problèmes conjugaux.
Séparation et
recomposition conjugale : Elle cherche donc un appartement seule
sans se séparer de son conjoint, et tente de se rapprocher du
centre-ville, « plus bourgeois » [Log 5]. Elle pense
qu'un changement de cadre de vie pourrait être bénéfique à cette
relation, mais le couple fini malgré tout par se séparer. Élise
emménage avec un nouveau compagnon, de manière précaire, dans les
bureaux d'une association [Log 6]. On leur demande de mettre fin à
cette situation d'hébergement au bout de 6 mois. Elle travaille
alors, mais ses revenus sont peu élevés. Le couple s'installe dans
un petit appartement ancien du centre-ville [Log 7]. Le logement est
trouvé par l'intermédiaire de relations de travail ce qui en
facilite l'accès. Elle restera 4 ans dans ce logement, manifestement
impossible à habiter, de s'y sentir bien, libre. Il est sombre et
petit avec une très petite cuisine. De plus elle est poussée à
l'errance par son compagnon,. Il ne lui permet pas de s'installer ou
de rester dans le logement dans la journée, car il y travaille. Elle
est contrainte de rester dehors, à déambuler dans les rues, à se
réfugier dans des lieux divers et variés (cafés, sandwicheries,
monuments...). Face à cette situation, elle refuse de créer des
habitudes, par exemple, quand un cafetier devient trop familier avec
elle, elle ne fréquente plus son commerce. On observe à la fois une
contrainte initiée par autrui, à la fois à un rejet personnel de
toute forme classique d'habiter (avoir des repères, de la
stabilité). Elle pense avoir été à cette époque en dépression,
mais elle dit aussi que c'était une période poétique et de grande
liberté. Plusieurs expériences, au cours de ses errances, lui ont
fait ressentir comme une dilution d'elle-même dans l'espace, ou une
osmose : « je devenais le lieu ». La situation avec son
compagnon est depuis longtemps problématique, mais c'est
l'apparition de symptômes physiques et psychiques : difficulté à
respirer et « angoisses de mort », qui la pousse à la
séparation. Celle-ci n'interviendra qu'après deux tentatives de
délocalisation géographique du couple et de leurs problèmes : une
tentative d'installation à Londres et un voyage d'une journée à
Toulouse pour discuter de leurs problèmes et tenter d'y remédier.
Devenir propriétaire
malgré soi : Une occasion providentielle, du moins inattendue,
se présente à elle et lui facilite sa prise de distance, avec son
conjoint, en lui permettant de s'installer dans son propre logement
[Log 8] : son père fait un don, à ses filles, suffisant pour
qu'elles puissent s'acheter un appartement. Élise s'installe donc
dans son appartement durant un an. Elle y vit seule et possède une
chambre en trop qui lui pose la question de son usage. Dans le récit
de son parcours résidentiel, elle omet, à cheval sur les deux
périodes (Log 7 et 8), une expérience de double résidence de deux
années qui se révélera pourtant significative : un logement de
fonction qu'elle occupe dans la Sarthe [Log 7 bis]. On dénommera ce
logement : le logement oublié, ce qui semble relativement fréquent
dans les récits de parcours résidentiel.
L'installation et
l'enracinement : durant cette période, Élise rencontre un
nouvel ami, qui est, selon elle, à l'opposé de son précédent
compagnon, du moins dans son rapport à l'habiter. C'est un
« terrien ». Il est propriétaire d'une maison à la
campagne avec 3000 m² de terrain qu'il cultive en potager, alors que
son précédent compagnon était décrit comme citadin et nomade.
Elle trouve d'ailleurs dans un premier temps cette posture
« bourgeoise » et a du mal à s'y conforter, tout comme
le fait d'être devenue propriétaire lui pose des problèmes d'ordre
éthique. Ses amis écrivains vivent dans le dénuement, et elle se
trouve, en devenant propriétaire, dans une situation marginale par
rapport à eux. Elle décide d'emménager avec son ami. Il cherche et
trouve une maison avec un jardin [Log 9] qu'ils investissent très
fortement (soin apporté aux cultures, vie en bonne entente avec les
animaux du jardin : des rats, des mulots, les poules des voisins).
Dans ce parcours très
succinctement présenté ici deux fondements inconscients structurent
le rapport à l'espace vécu et sa constitution. Ce sont les deux
axes inconscients les plus clairement mis en lumière dans cette
topo-analyse, mais il est évident qu'il n'explique pas tout, qu'ils
n'ont pas un pouvoir coercitif et déterminant sur la tournure de
l'espace vécu. Ils participent toutefois grandement à le modeler.
2. Reproduction de
l'abandon initial : l'habiter scindé
Une analyse
transgénérationnelle révèle rapidement une expérience d'abandon
physique qui se reproduit avec des variantes physiques et affectives.
La grand-mère paternelle d'Élise a été abandonnée par sa mère à
l'âge de 13 ans. Élise témoigne d'un défaut d'affection de sa
grand-mère envers son père. Elle l'aurait même menacé d'abandon à
son tour. Son père n'aurait pas voulu d'enfants.
Très jeune, lorsqu'elle
est en classe de 6e, Élise voit son père s'installer en
région parisienne, pour raison professionnelle. Il occupe un studio
à Saint-Denis. Il est donc dans une situation de double résidence,
revenant les week-end à Anneville et cela jusqu'à sa retraite. Il
ne fera visiter ce logement parisien que très tardivement à sa
famille (Élise a 15 ans). Il vit donc au sens propre une double vie
: sa vie parisienne qui est inconnue d'Élise, si ce n'est les
aspects professionnels, et une vie familiale le week-end. Toutefois,
quand il rentre à Anneville, il est stressé, de mauvaise humeur,
prétextant le surmenage que lui occasionne son travail, alors il se
réfugie dans de longues balades en forêt. Il garde l'exclusivité
de ces déambulations, n'invitant que très rarement Élise à les
partager avec lui. Là encore l'abandon peut se lire dans cette
présence/absence au domicile familial. Le père est donc
physiquement peu présent à la maison et affectivement distant.
Élise témoigne globalement d'une carence affective forte durant son
enfance et son adolescence, jugeant que ses parents investissent plus
de temps et d'énergie à la restauration de leur maison qu'à la
construction des liens affectifs qui uniraient la famille,
privilégiant donc le logement à la maisonnée.
Dans le récit d'Élise,
on voit très bien se dessiner l'abandon non proclamé, et sans doute
en partie inconscient, par le père de sa famille, sous couvert de
raisons professionnelles.
Dans son parcours
résidentiel, dans ses modes d'habiter, plusieurs indices et
plusieurs faits très marquants, manifestent et reproduisent cette
situation d'abandon initial. Quand elle vit la situation
résidentielle [Log 7] où elle est forcée à l'errance par son
compagnon qui ne manifeste pas d'affection à son égard (ils font
notamment lits séparés). Elle est forcée d'abandonner ce qui
pourrait être un chez-soi, pour s'abandonner à l'espace de la
ville. Plus tard, elle va occuper un atelier d'artistes à la
campagne qui lui sert de résidence de jour, trouvant ainsi par cette
double résidence un substitut fragile au chez-soi (puisque les
ateliers sont vétustes, mal isolés). Elle fuit et remplace ainsi
une situation domestique qui n'est pas stable et qui est « impossible
à habiter ».
Mais la manifestation
peut-être la plus évidente de cette coupure résidentielle, telle
que l'a effectuée son père, réside dans l'expérience dite du
« logement oublié » [Log 7 bis]. Élise trouve un emploi
de projectionniste dans la Sarthe. Pendant deux ans elle occupe
hebdomadairement un logement de fonction alors qu'elle vient
d'acheter un logement dans le Calvados, grâce au don de son père.
Quand elle est dans la Sarthe, son récit porte essentiellement sur
ses balades en campagne, ses tentatives de contrôle (via
l'utilisation de cartes géographiques) de cette campagne/nature qui
l'angoisse. Or son père a une parfaite maîtrise de la nature, il
est passionné de champignons, alors qu'elle rejette la nature en
tant que cette nature idéalisée par son père est, selon elle, ce
qui le coupe d'autrui. Élise dit que la nature a toujours été pour
elle un obstacle. Cette pratique intensive de la nature durant cette
période est à voir, à la fois comme une reproduction du
comportement de son père, à la fois, sans doute, comme une
tentative de maîtrise de cette angoisse d'abandon, comme une volonté
de reconstruction, une volonté de tisser des liens avec son père.
Les deux derniers
logements d'Élise [Log 8 et Log 9] comportent une chambre inoccupée.
Or, elle fait part à plusieurs reprises d'un désir d'enfant, mais
cette envie est freinée, voire, maintenant, mise à l'écart de peur
de reproduire, elle le dit ouvertement, cette situation d'abandon.
Les chambres vides, elle le reconnaît, sont en partie la
manifestation du paradoxe d'envie d'enfants et la décision de ne pas
en avoir, comme elle se représente la volonté initiale de son père
de « ne pas vouloir d'enfants ». Un rêve récurrent
vient étayer cet aspect : elle a un enfant et l'oubli quelque part,
le perd.
Cette expérience de
l'abandon, mais aussi de la carence affective, même si elle se
manifeste ponctuellement de manière très marquée (sur des périodes
plus ou moins longues) imprègnent, on peut en faire l'hypothèse,
continuellement le vécu l'espace dans un mode mélancolique (émotion
très marquée dans de nombreux récits de lieux).
- Une structuration de l'habiter à dominante paternelle : le père construit, la mère reproche
La partie ci-dessus
montre déjà la forte prégnance de l'influence inconsciente du père
dans la structuration de l'habiter de la fille. Mais, dans les
entretiens, d'abondantes références à l'influence du père
apparaissent directement ou plus indirectement, alors que les
références à la mère, beaucoup plus rares, se posent en
opposition au modèle d'intervention du père sur l'habiter d'Élise.
La situation symbolique
d'abandon très largement manifestée et exprimée dans les modes
d'habiter, va de pair avec un investissement conscient et inconscient
très fort du lien paternel. On peut reconnaître là, d'ailleurs,
des schémas classiques en psychologie. On parlera ici d'une
structuration à dominante paternelle de l'habiter.
Cette structuration se
fait jour à la retraite du père qui revient au domicile familial et
qui, comme pour reconstruire le lien paternel jusque–là mis entre
parenthèses, va s'investir dans l'habiter de ses filles, dans la
construction de leur chez-soi, avec l'assentiment de celle-ci, dans
certaines limites toutefois.
La plus forte
intervention du père, réside dans le don financier qui permet
d'accéder à un logement, à un moment où cette situation est
salvatrice pour la fille (rupture conjugale rendue possible par
l'achat d'un logement). Quand cet aspect de l'investissement du père,
au sens propre comme figuré, est évoqué et proposé comme
interprétation en séance, Élise tient à apporter un correctif en
évoquant la participation de sa mère à ce financement. Cependant,
dans les nombreuses séances où ce don a été évoqué,
l'intervention maternelle a été complètement omise.
Symboliquement, l'argent vient bien du père, qui l'a amassé par le
sacrifice professionnel, cause de sa double résidence. Élise est
elle-même surprise de n'avoir jamais mentionné sa mère dans ce
don.
Plusieurs rêves évoquent
l'intervention du père dans la construction du chez-soi : dans
l'incendie d'une maison, Élise doit sauver des objets. Elle ne peut
en récupérer que deux : un dessin qu'elle a réalisé enfant et un
objet non identifié. Quand il lui est demandé à quoi lui fait
penser cet objet, elle pense à un outil du grand-père paternel que
le père avait amené chez-elle pour découper des tuiles, mais dont
il ne savait pas se servir. On lit dans ce rêve, une filiation
positive du côté du grand-père (constructif avec l'outil) alors
que du côté de la grand-mère il s'agissait plutôt d'un
positionnement destructeur (du lien). Le père porte donc ces deux
aspects antagonistes en lui. Le deuxième rêve, celui du vélo en
pièces dans le jardin, montre un côté destructeur : un 4X4 défonce
le mur du jardin (le 4X4 étant rapporté à l'homme et la virilité,
même si c'est une femme ici qui le conduit). Derrière cette scène,
la maison d'Élise se présente sans façade (comme un souvenir de la
maison d'enfance en travaux) et son père se trouve sur le toit
(symbole de la protection et de l'abri), en train de reconstruire /
réparer. Pendant ce temps là, Élise va dans sa cuisine et d'une
trappe qui donne sur une cave très sombre, sort un chien qu'elle
essaye d'apprivoiser par des caresses. Ce chien lui fait tout de
suite penser au chien que lui avait acheté son père (encore une
fois elle ne fait référence qu'à lui). Elle en réclamait un pour
solliciter l'attention de celui-ci et quand elle l'a obtenue, après
des années, elle a été déçue, puisqu'il n'y avait plus lieu de
solliciter son père. Il avait répondu à sa requête et avait cru
combler son manque affectif par le biais du chien.
On peut multiplier ainsi
les interventions du père dans l'habiter : don d'une planche de
chêne pour construire une table (Élise avait jusque là rejeté
l'idée d'une table), travaux divers dans la maison, etc.
À l'inverse la mère
apparaît en double négatif, non constructive et critique. Alors que
le père vient bricoler dans la maison (construire), la mère
intervient de façon critique sur le jardin par exemple : « ça
ne poussera jamais ».
En décembre, Élise
explique que l'installation dans sa maison lui a donné envie
d'organiser le réveillon de Noël. Cette maison lui permet enfin
d'accueillir sa famille, car elle a assez de place, explique-t-elle,
et lui permet donc de tenir le rôle de l'adulte référent dans
l'organisation d'une fête de famille. Sa seule crainte réside dans
l'éventuel refus de sa mère qui organise habituellement
l'événement. Cette crainte était justifiée, car la première
réaction de sa mère fut un refus, celle-ci prétextant que le
trajet serait fatigant après une journée de travail. Élise
obtient, au final, gain de cause et s'impose comme l'organisatrice de
la veillée. La mère perd symboliquement ses prérogatives au profit
de sa fille qui implicitement prend sa place dans la structure
familiale. Cela nous montre qu'habiter c'est aussi, à un moment
charnière de la vie, s'émanciper en chamboulant les fondations
familiales.
Au regard de ce faisceau
d'occurrences sur la place et le rôle du père dans les entretiens,
il ne fait aucun doute que celui-ci joue un rôle de support et de
référent dans l'habiter d'Élise. De la même manière, les
relations familiales transgénérationnelles (grands-parents et
arrières grands-parents aussi bien maternels que paternels) et
étendues (oncles, tantes, cousins) jouent un rôle indéniable dans
les choix résidentiels et la structuration de l'espace vécu
(notamment rejet et attraction de la région Haveraise) et dans la
problématique de l'enracinement (le non-choix d'un lieu
d'enterrement des grands-parents pose les parents d'Élise comme des
individus déracinés, ce contre quoi Élise lutte en permanence
depuis l'expérience de logement (Log 7).
Conclusion
« Examinée dans
les horizons théoriques les plus divers, il semble que la maison
devienne la topographie de notre être intime […] la maison plus
encore que le paysage est un état d'âme »8.
Si la maison est effectivement le lieu le plus intime de notre vie,
cette réflexion de Bachelard vaut aussi pour l'espace vécu,
territoire intime, de manière générale.
L'habiter n'est certes
pas une construction exclusivement inconsciente, mais il est
désormais évident que cet inconscient joue un rôle non négligeable
dans la projection des individus dans le monde, dans leur façon
d'habiter. Il convient de plus de ne pas sous-estimer cette part,
presque entièrement oubliée dans les sciences sociales, car
l'inconscient est en partie le moteur des actes et des
représentations de tout individu. La complexité qu'il y a à
l'aborder ne doit pas être pour autant une raison de passer sous
silence cette dimension dans l'habiter. Certains auteurs n'hésitent
pas à le mentionner de manière théorique9,
mais les études de cas restent très rares et ne permettent pas pour
l'instant d'affiner des théories sur la place de l'inconscient dans
notre être-au-monde.
La
prise en compte de la dimension inconsciente de l'habiter permet
d'évoquer, pour finir, la dimension thérapeutique de l'habiter,
notamment de la demeure, comme abri, lieu de ressourcement, de repos,
d'identité et d'intimité. Cet aspect de la maison ou de
l'appartement, et autres espaces de bien-être, est souvent mentionné
mais rarement mis en application. La décoration, l'aménagement
intérieur et le jardinage ne suffisent certainement pas à se sentir
bien, même s'ils y aident, mais peut-être qu'un travail spécifique
sur l'habiter permettrait une plus grande maîtrise de son espace par
une mise à jour de la partie inconsciente qui régit notre lien à
cet espace. Nous pensons qu'une telle démarche de topo-analyse
pourrait, entre autres, se révéler très utile dans le cadre des
structures d'hébergement social où une des questions–clefs liées
à l'insertion, reste l'impossibilité d'habiter, de se positionner
et de se poser.
Références
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Cette
liste reste évidemment tout à fait incomplète...
3Didier
Decoin, 2005, Avec vue sur la mer, Nil éditions, Paris.
4Armand
Frémont, Normandie sensible, coll. Diagonales, Éditions
Cercles d'art, Paris.
5Nous
simplifions ici volontairement.
6 Nous
utilisons ici l'expression anglaise qui nous semble la mieux adaptée
pour décrire cette épaisseur d'expériences vécues, plutôt que
arrière-plan ou fondements.
7 Voir
aussi :LAGACHE, D., 2009, La psychanalyse, coll. Que
sais-je ? n° 660, Presses Universitaires de France, Paris.
8Gaston
Bachelard, Ibid.
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